Cinéma

Au cinéma, un film intime sur la vie d'Eileen Gray et sa villa E.1027

(Re)découvrez, en salles, l'œuvre d'Eileen Gray à travers le film événement E.1027. Consacré à sa célèbre villa, il retrace aussi la vie de la designeuse.
film sur eileen gray dans sa villa e1027
L'actrice Natalie Radmall-Quirke incarne Eileen Gray, ici dans sa villa E.1027.

Vous connaissez certainement Eileen Gray, son époustouflante villa sur la Côte d'Azur et ses meubles iconiques… Mais saviez-vous qu'elle a vécu un violent différent avec Le Corbusier ? Qu'elle a construit une seconde maison sur les collines de la Riviera ? Ou encore qu'elle a partagé son intimité avec d'autres femmes ? À travers le long métrage E.1027, nommé d'après la maison de la designeuse irlandaise à Roquebrune-Cap-Martin, Béatrice Minger et Christophe Schaub reviennent sur un pan décisif de l'histoire du design et de l'architecture au XXe siècle. « Voyage cinématographique dans l'esprit d'Eileen Gray », le film donne à voir son œuvre, sa personnalité touchante, et ses difficultés en tant que première femme architecte de l'époque moderne.

Eileen Gray a entièrement meublé la villa E.1027 de ses créations.

Née en 1878 d'une famille aristocratique et artiste en Irlande, Eileen Gray est l'une des premières femmes à étudier les beaux-arts à Londres, avant de s'installer à Paris au cœur de l'avant-garde des années 1920. Libre et anti-conformiste, elle consacre son temps à créer dans son appartement rue Bonaparte, à Saint-Germain-des-Prés, et préfère la compagnie des femmes dans sa vie amoureuse. En 1922, elle ouvre sa galerie où elle expose ses œuvres, mais peu mondaine, elle assiste rarement à ses propres vernissages. Ses cartes de visite mentionnent humblement : « Paravents laqués, meubles laqués, meubles en bois, matériaux teintés, lampes, divans, miroirs, tapis, décoration d'appartements et installation ». Malgré un franc succès auprès des notables et artistes parisiens, le travail d'Eileen Gray est remis en question par la critique décorative, ce qui la marque durablement.

La villa E.1027, sur le bord de mer à Roquebrune-Cap-Martin.

Paris est également son lieu de rencontre d'avec Jean Badovici, rédacteur en chef du magazine référent L'Architecture Vivante et proche d'influents architectes comme Le Corbusier. Leur collaboration marque un tournant dans la carrière de la designeuse, et crée une émulation aussi bien créative qu'affective. Ensemble, ils publient un traité dans lequel Eileen Gray ouvre la critique sur l'architecture moderne, et imaginent la villa de bord de mer E.1027 à Roquebrune-Cap-Martin, dont le nom est la combinaison des initiales des deux architectes. Œuvre totale et magistrale, la maison est le joyau de vie d'Eileen Gray. Pourtant, lorsqu'elle la confie à Jean Badovici dans les années 1930, Le Corbusier décide, seul, d'y peindre d'immenses fresques sans son accord. Lorsque la designeuse le découvre, elle entre en conflit avec « Corbu » (sic), qui lui répond en installant son célèbre pavillon en bois à quelques mètres de la villa E.1027. « Le Corbusier ne s'est pas approprié la maison de Gray parce qu'elle était une femme en soi, souligne Béatrice Minger, scénatrice et réalisatrice du film. Il ne pouvait supporter son point de vue différent — sa profonde sensibilité, sa force artistique, sa liberté — et a dû le faire sien. »

De gauche à droite, les acteurs jouant Le Corbusier, Eileen Gray et Jean Badovici.

À la suite de cet événement, Eileen Gray se retire dans une seconde maison, qu'elle fait bâtir en retrait du front de mer, avant de disparaître complètement des radars. Après le départ de Le Corbusier, sa fameuse villa tombe aux mains des Allemands pendant la Seconde Guerre Mondiale, qui la criblent de balles et la détériorent ; puis d'un artiste déjanté, qui la transforme en lieu de fête et qu'on retrouve mort à l'intérieur. Elle tombe complètement en désuétude et devient un squat dans les années 1960, avant qu'un article ne la remette sur le devant de la scène en 1968 en réhabilitant Eileen Gray comme l'une des figures majeures de l'architecture moderne. À sa mort en 1976, âgée de 98 ans, elle ordonne à sa nièce de détruire toute trace de sa vie personnelle, afin que ne lui survive que son travail. La villa, classée aux monuments historique, est aujourd'hui précieusement conservée et ouverte à la visite.

Eileen Gray, photographie d'archive, 1914.

George C. Beresford/Getty Images

Le film retrace cette période de sa vie avec justesse et émotion, dans la volonté de montrer non seulement sa liberté créative, mais aussi la complexité de sa reconnaissance en tant que femme — qui plus est discrète, contrairement à Le Corbusier, savant communicant. « J'ai ressenti un malaise autour du conflit [avec Le Corbusier], une indignation, que je n'arrivais pas à rationaliser, explique Béatrice Minger, scénatrice et réalisatrice. J'y ai vu un point de départ intéressant pour un film. Pour moi, la violation va bien au-delà des murs blancs d'une maison. Au début du XXe siècle, les femmes artistes étaient cantonnées aux arts liés à l’intérieur – mobilier, décoration d'intérieur, peinture ou écriture. Eileen Gray a brisé cette limite en entrant dans le domaine extérieur, réservé aux hommes : l'architecture ». Fondé sur la recherche documentaire, joué par des acteurs, le film présente aussi des images d'archives, fournissant un aperçu passionnant de la vie d'Eileen Gray, sans jamais trahir sa volonté de préserver ce qu'elle a voulu tenir secret.

E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer, par Beatrice Minger, Christoph Schaub, 1h29, en salles le 13 novembre 2024.