Les palaces parisiens et leurs secrets, du Plaza Athénée au Lutetia
Ils sont chefs concierges, directeurs généraux… Et œuvrent en coulisses depuis plusieurs décennies entre les murs de ces palaces parisiens de légende. Confidences.
Certaines histoires s écrivent le premier chapitre de légendes à venir – et non des moindres. Nous sommes dans les années 1950, Marlène Dietrich et Jean Gabin entament leur histoire d’amour au Plaza Athénée, à Paris. Le couple s’y rencontre lors d’un dîner au Relais avant d’occuper la suite 209 pendant des années. Marlène Dietrich s’amourache de l’avenue Montaigne et décide d’acheter son appartement en face du palace. Lorsqu’elle y emménage, Jean Gabin fait livrer sur le balcon de leur suite des centaines des roses rouges : ce sera la première chose que l’actrice verra en ouvrant ses volets pendant quarante ans. À l’instar des roses, trop fragiles, les propriétaires décident ensuite d’habiller l’ensemble des balcons de géraniums.
« C’était une première et ça a été très décrié », nous confie la directrice générale Laurence Bloch, pour qui la maison n’a plus aucun secret. « C’était assez populaire comme fleur à l’époque, et inattendu », poursuit celle qui œuvre en coulisses de l’hôtel depuis 25 ans. Longtemps seul palace parisien doté d’un restaurant trois étoiles, époque Alain Ducasse, il a aussi été le premier à offrir la télévision dans les chambres ; l’écran, un carré sommaire, émergeait d’une petite table ronde. L’hôtel ouvre ses portes le 20 avril 1913 et fête son centenaire en 2013. En grande pompe, une myriade de personnalités (d’Alain Delon aux petits-enfants du propriétaire) remplissent une malle avec cent ans d’histoire du Plaza Athénée avant de l’enterrer devant, une plaque en laiton répertoriant son contenu. Un sifflet en argent, une bouteille d’un grand cru de 1913, la une de L’Aurore annonçant l’ouverture cent ans plus tôt… Et les demandes les plus farfelues ne datent pas d’hier. Si Alfred Hitchcock, pyrophobe, exigeait toujours une suite au premier étage, Laurence Bloch évoque des anecdotes plus récentes, comme le sixième anniversaire d’une jeune cliente : « Elle adorait le Roi Lion, alors ses parents nous ont demandé des lionceaux pour sa fête d’anniversaire. »
« Les clients entraînent les concierges à se surpasser », poursuit-elle lorsqu’elle raconte l’histoire d’un client qui rêve de truffe blanche hors saison. Hasard heureux, le concierge est italien et lui répond que sa mère cuisine les meilleures pâtes aux truffes de tout Alba, au sud de Turin. « Affrétez-moi un avion à la première heure demain, je vais goûter les pâtes à la truffe de votre mère », lui répond-il. « Ce qui fait les palaces, ce sont les clients », conclut Laurence Bloch. Et pour répondre à leurs exigences, ce sont 550 employés qui œuvrent dans l’ombre au quotidien – presque la moitié sont dans la maison depuis plus de dix ans. L’un des secrets les mieux gardés du palace réside dans ses sous-sols, plus précisément dans les cuisines du chef Jean Imbert. On nous y conduit en slalomant entre les chariots et le personnel avant d’arriver devant la porte dérobée du Cabinet des conspirateurs. Dressée d’une nappe blanche et de verres en cristal, la table fait face à la cuisine du restaurant gastronomique. Réservée aux happy few, elle est un haut lieu de rendez-vous d’affaires dont les parties veulent rester anonymes…
Au Bristol, établi rue du Faubourg-Saint-Honoré depuis avril 1925, les sous-sols sont aussi un lieu de vie parallèle, et presque une (petite) ville cachée dans le palace. On y pénètre par une porte dérobée avant d’en explorer ses trésors. Jean-Marie Burlet, à la tête des relations clients, a pris ses fonctions le 22 juin 1992. « Quand je suis arrivé, le chef concierge m’a confié : “À mes clients, je dis : ‘Pour les miracles, il n’y a pas de problème mais pour l’impossible je vais vous demander quelques minutes de patience’’ », s’amuse-t-il. Alors qu’il célèbre ses 33 ans de carrière dans la maison, il met un point d’honneur à chérir cette relation si rare avec ceux qui viennent séjourner. Il se rappelle avoir fait aménager un jardin artificiel sur la terrasse d’une suite pour une cliente qui ne voulait pas que son chien sorte dans le jardin, dû faire preuve de diplomatie lorsqu’un invité s’est baigné dans son plus simple appareil dans la piscine… Jean-Marie Burlet voit surtout revenir ses clients, d’enfants en petits-enfants – « Les meilleurs êtres humains reviennent au Bristol », révèle-t-il, avant d’expliquer à quel point il voit certaines familles grandir. Une famille saoudienne notamment, dont il connaît désormais trois générations : « Enfant, le garçon jouait dans le lobby et je le surveillais, j’ai participé à son éducation en quelque sorte. Maintenant, quand il revient à l’hôtel, il se raidit à chaque fois qu’il me voit et continue à m’appeler Monsieur Burlet », sourit-il.
Mais la véritable magie opère dans les entrailles du Bristol. Doté de son propre fleuriste, le palace décline ses bouquets au fil des codes couleurs des chambres. Les compositions florales sont prêtes à être montées en chambres, tout comme les mignardises confectionnées à la chocolaterie. Plus rare encore, un véritable atelier de menuiserie revêt l’allure d’une caverne d’Ali Baba ; on y stocke et répare les clés des chambres, les porte-clés, les plaques de numérotation, les poignées de porte et tutti quanti. « Bouton de placard Louis XVI », « vases de fenêtres dorés », « numéros de chambre »… Les dizaines de tiroirs accueillent des centaines de pièces prêtes à regagner leurs appartements. À la cave, parmi les grands crus reposent des portes en ferronnerie d’art confectionnées par l’architecte Léo Lehrman, installé dans la chambre 106 pendant l’Occupation.
Ce genre de découverte, le Lutetia en a fait l’expérience lors de sa rénovation, entre 2014 et 2018. Alors que Jean-Michel Wilmotte repense les espaces, des œuvres d’art sont retrouvé au milieu du chantier. Occulté derrière un mur en miroirs, un triptyque du peintre Léon Voguet est révélé au grand jour – deux tableaux sur trois sont sauvés des coups de massue et installés dans l’Orangerie. L’anecdote est racontée par Romuald Cotillon-Courtay, superviseur qualité, 27 ans de maison. Du Lutetia, il connaît tous les secrets. Il se souvient ainsi du soir où un client a pris peur en tombant nez à nez avec une armure signée Arman : « Elle trônait au fond d’un couloir, mais après ça, elle a été retirée. Dans l’obscurité, c’était trop impressionnant. »
Romuald fait partie des rares employés à savoir que pour accéder aux lettres lumineuses qui habillent la façade Art déco, il faut se diriger vers le dernier étage. Là, entre les murs de la suite 710, la trappe d’accès se dérobe dans une plaque de marbre blanc. Les équipes de maintenance doivent s’y faufiler, à plat ventre, pour changer les ampoules de l’enseigne lumineuse. Dans les années 1970, le palace possède même son propre théâtre – en lieu et place de l’actuel salon de réception Cristal. Chaque vendredi, les bals du Lutetia attirent le gratin parisien, non sans rappeler les réceptions données à bord du Normandie. Romuald compare d’ailleurs le palace et ses employés à un paquebot et son équipage. Pour lui, le Lutetia est une « croisière parisienne ». Il évoque avec émotion les clients qu’il a vu évoluer, comme cette famille lui ayant écrit une lettre de remerciement pour s’être si bien occupé de leur fils, ou cette personnalité marocaine de retour au Lutetia après avoir vécu dans les chambres de service lors de ses études : « Le Lutetia est un port où les humains viennent comme ils sont. »
L’émotion est tout aussi palpable au Meurice, où le chef concierge Jean Mora travaille depuis 34 ans. Ce jour de mars, il nous raconte justement avoir rencontré deux dames anglaises. « L’une d’elles m’a remis une clé retrouvée dans les affaires de son père, un ancien pilote de chasse mort au combat en 1944, qui aurait séjourné au Meurice. Elle était complètement rouillée mais on pouvait encore lire le nom de l’hôtel. Ce sont des histoires comme celles-ci qui font qu’on s’attache à ce métier et à la maison », dit-il, avant d’évoquer ses collègues, désormais retraités, qui ont connu l’époque où Salvador Dali vivait ici.
Pendant 34 ans, le peintre surréaliste a résidé dans sa suite attitrée, la numéro 102. Il insuffle l’extravagance qu’on lui connaît, payant le personnel de l’hôtel pour chasser les mouches et les lui ramener, participe même à la grève du personnel et offre des lithographies en guise de pourboire. Il est aussi propriétaire de deux ocelots de compagnie qui s’échappent sans cesse de sa chambre – « il fallait tout le temps courir dans les couloirs pour les rattraper », se souvient Jean Mora. Lorsque Pablo Picasso se marie avec Olga en juillet 1918 dans l’actuel Salon Pompadour, un bouchon de champagne termine sa course dans un portrait du XIXe siècle… L’impact est d’ailleurs toujours visible en bas à droite de la peinture. « Certaines anecdotes font la joie des concierges, continue-t-il, abordant la légende selon laquelle la Suite Belle Étoile serait hantée. À l’époque, elle était souvent réservée par un grand couturier persuadé qu’elle était hantée. Il faisait intervenir le concierge en pleine nuit pour la désenvoûter… » Hantée ou non, la vue sur le jardin des Tuileries en vaut la chandelle.
À quelques mètres de là, le Crillon inauguré en 1909 jouit d’un emplacement de choix, sur la place de la Concorde. « J’ai rarement vu autant de pugnacité qu’ici pour faire aboutir quelque chose », entame Pierre Donel, chef concierge du palace. Pour un couple de clients, on fait venir une étoile de l’opéra Garnier pour danser dans le salon Marie-Antoinette pendant le dîner, Madame étant passionnée de ballets. D’autres, amateurs d’art, souhaitent dîner en compagnie de Richard Orlinski – un apéritif, ce sera ! Certaines familles reviennent également tous les ans avec des demandes de plus en plus exigeantes. Pour des grands-parents américains et leurs petits-enfants, il faut repenser tout l’espace des suites signées Karl Lagerfeld à chaque séjour par exemple. « La dernière fois, la grand-mère nous a demandé d’orchestrer un thème lié à la jungle. Nous avons donc transformé la suite en une jungle grandeur nature avec une végétation luxuriante et les animaux de la savane en peluches », explique-t-il. Au quatrième étage, ces Grands Appartements décorés par Karl Lagerfeld affichent une salle de bains au décor grandiose. La baignoire, taillée dans un bloc de marbre, est si imposante qu’elle a dû être posée sur un monolithe de glace pour être déplacée dans la pièce. « Un secret a toujours la forme d’une oreille », écrit Jean Cocteau dans Le Rappel à l’ordre… Et pas n’importe lesquelles !