Le lieu est ouvert, non séquencé. Dans un avenir tout à la fois utopique et dystopique, Harry Nuriev campe le décor d’un intérieur aux solutions bien réelles : celles consistant à trouver autour de soi les ressources permettant d’aménager son lieu de vie. Puisque nous sommes déjà saturés d’objets au rebut, de produits frappés d’obsolescence et d’artéfacts issus d’une production que rien ne semble arrêter, le salut ne peut venir que de leur transformation et de la modification de leurs usages. C’est tout le sens du Transformisme, concept, mouvement et philosophie dont le fondateur et directeur créatif de Crosby Studio est à l’origine.
Dans cette longue pièce à l’éclairage façon podium de défilé inversé, la tomette est ancienne. Passé un fauteuil réalisé entièrement en bouteilles d’eau, un lampadaire dont l’abat-jour est en pampilles de stylos Bic éclaire deux cabines de douches installées face à face formant un petit salon de méditation. C’est toute la notion de « dystopie » développée par le créateur : celle d'un futur où, comme il le souligne, « on solliciterait tellement les usines et les matériaux que l’on devrait s’approvisionner de ce qui est déjà réalisé en nombre, sans perdre en qualité, en beauté de vie et en enthousiasme pour l’art et le design ». On le sait, Harry Nuriev ignore volontairement l’idée d’ensemble décoré au profit de pièces de design et de mobilier possédant chacune leur histoire et dialoguant entre elles. Dans ces espaces « principalement axés sur les détails », soyons donc attentifs à chaque détail. Ainsi de la bibliothèque en empilement de fours à micro-ondes – « qui feront bientôt partie de l’histoire, remplacés par de systèmes sans radiations » – au vaste et circulaire conversation pit, emballé de film pour palettes et surmonté de colonnes habillées de câbles d’ordinateurs, entre baldaquin, chapiteau de kiosque ou gloriette revisités. Il fait écho, à sa façon, au style français, tout comme plus loin ce canapé Louis XV emballé de ruban adhésif marron : aux États-Unis, il serait probablement de style shaker, répondant à la géographie culturelle locale. « Je suis obsédé par l'idée de contextualisation, en ce sens le mot vernaculaire me convient parfaitement. » Plus loin, renvoyant à la notion d’obsolescence, une longue table de réception en claviers d’ordinateurs que l’artiste, architecte et designer qualifie de dinosaures de notre quotidien : « On ne les utilise plus autant qu'avant, on est sur son téléphone, son ordinateur portable ou sa tablette. » Ils symbolisent cependant pour lui tout autant l’artisanat manuel qu’un cadre de miroir baroque, « car on utilise les mêmes doigts pour graver les contours travaillés du cadre que pour écrire une lettre à quelqu'un que l'on aime, un article de magazine ou un scénario de film. Imaginez la quantité de travail qu’a alimenté cette infinité de plastique… » Au mur, deux de ses pièces préférées, des lampes en couvercles de casseroles et, au plafond, un lustre spectaculaire, aux dimensions de la table, entièrement réalisé avec des marqueurs et des stylos. L’ensemble ne manque pas d’allure, de noblesse osera-t-on ajouter, étonné soi-même d’être emporté par cette démarche pleine de hardiesse… et de prestance. Soudain, tout ce que l'attendait de cette intervention d’Harry Nuriev dans l’ancien évêché de Toulon se réalise au-delà de nos espérances, tant se dégage une grandeur à couper le souffle, qui impose le respect par sa beauté étrange mais pas impénétrable.
Alors dystopie ou utopie, cette proposition d’Harry Nuriev ? Quand tout le monde essaie de sauver la planète, Harry Nuriev, convaincu que nous sommes très proches de la détruire, songe plutôt à profiter de la réalité à venir et, au lieu de lutter contre elle, d’en trouver la beauté dans les plus petites choses et de donner un sens à ce qui nous semble inutile. Lui, pour qui « le confort et la convivialité sont une fiction » et confie avoir pu trouver son royaume certains matins, au sortir d’une nuit en club, simplement assis sur un rebord de trottoir à engloutir un snack bienvenu aime penser que, parfois, « s'il pleut, au lieu d'essayer de construire un abri, on apprend simplement à danser sous la pluie. » Rien de plus poétique pour exprimer son idée du Transformisme.
The Transformist Apartment, jusqu'au 1er novembre 2025, ancien évêché, 69 cours Lafayette, Toulon.
crosbystudios.com